Labour / Le Travail
Issue 88 (2021)

Reviews / Comptes rendus

Valérie Lefebvre-Faucher, Promenade sur Marx. Du côté des héroïnes, (Montréal : Les Éditions du remue-ménage, coll. micro r-m 2021)

Titulaire d’une maîtrise en création littéraire, Valérie Lefebvre-Faucher est, comme elle aime parfois se décrire, une « travailleuse du texte », lire : une éditrice (successivement aux éditions Varia, Écosociété et Remue-ménage) et une autrice. Elle a commis récemment un livre remarqué, Procès-verbal, (Écosociété, 2019) pour lequel elle a obtenu le Prix Spirale 2020, et est finaliste du Prix des libraires du Québec, 2021, catégorie essai. Dans ce récit, elle intente un « procès littéraire », sous forme de réflexions pénétrantes sur la liberté d’expression des maisons d’édition menacées par des mises en demeure d’interdits de publier, lesquelles se soldent par le pilonnage des livres. L’autrice a vécu cette expérience à deux reprises, dont la dernière entraîna sa démission. Présentement « éditrice en cavale », elle se permet cette Promenade sur Marx.

Dans ce mini-livre (75 pages) tout à fait original et au style captivant, édité dans la nouvelle collection « micro r-m » aux éditions Remue-ménage, elle tente une reconstitution d’une généalogie de femmes révolutionnaires ayant contribué à l’héritage marxien, et dont la mémoire ne s’est pas transmise, alors que, selon elle, « l’histoire de la pensée leur doit quelque chose » (39). C’est la colère devant cet effacement qui l’anime chaque fois qu’elle rencontre une écrivaine parfaitement inconnue, et dont on ne lui a jamais parlé au moment de ses études littéraires, ou qu’elle n’a pu découvrir par la suite, faute de traces.

Une intuition à l’origine du livre : « Il est évident qu’une pensée de l’ampleur du marxisme a dû compter à sa base sur un réseau du tonnerre, [et que] dans ce groupe qui a transformé le monde par des idées notamment féministes, il y avait, ben oui, des femmes. Je suis donc partie à leur recherche » (27). Cette quête fait l’objet du livre.

Dans ce parcours, elle trouve autour du grand homme toute une compagnie de femmes : l’épouse Jenny, les trois filles, Jennychen, Laura et Eleanor, entourées d’Hélène la fidèle gouvernante-domestique. En lisant leur correspond­ance et les quelques biographies qui existent sur les sœurs, l’autrice découvre que Jenny, la mère, a « travaillé toute sa vie comme recherchiste, transcriptrice, éditrice et correctrice de son mari et des amis » (39). Les filles mirent la main à la pâte à un titre ou à un autre. Sur l’ainée, Jennychen, qui épousera le socialiste français Charles Longuet, et sur Laura, compagne de cet autre socialiste qui est Paul Lafargue, elle dit : « plus je trouve leurs traces dans les textes historiques, plus elles m’apparaissent au centre de la diffusion des idées de leur père en France ». Laura, rien de moins, a traduit en français le Manifeste du parti communiste, part qu’on commence enfin à lui attribuer.

Chez Eleanor, la benjamine, elle dont le père « semble même avoir rédigé une part importante du Capital avec [elle] sur les genoux d’abord, et à la recherche ensuite » (56), Valérie Lefebvre-Faucher découvre « une politicienne fort influente, qui a fait exister le socialisme en Angleterre en même temps que le féminisme moderne » (57). Eleanor fait partie des personnes qui ont participé à la réflexion ayant mené à L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, un texte d’Engels « qu’elle a ensuite défendu bec et ongles et cherché à faire reconnaître chez les socialistes comme chez les féministes » (62). Elle a aussi cosigné avec son conjoint (Edward Aveling) The Women Question, livre qui « s’avance très tôt (1886) sur le terrain du désir des femmes, et de l’égalité dans la sexualité » (63). Valérie Lefebvre-Faucher ne doute pas une seconde que des penseuses comme Alexandra Kollontaï se sont inspirées d’Eleanor, tout comme du livre d’Engels, « pour scandaliser tout le monde (et Lénine) à leur tour en défendant l’amour libre et la contraception » (63). Entre autres activités politiques en Angleterre, Eleanor a été « au cœur d’un réseau international et interdisciplinaire, liant des femmes brillantes aux vies romanesques, comme Clara Zetkin, Edith Lanchester, Rosa Luxemburg et Olive Schreiner » (65).

Cette promenade sur et autour de Marx se révèle « sans fin » dit-elle, car elle permet de composer toute une généalogie de penseuses, une arborescence, une fillation, un « vaste tissu de femmes qui prennent la parole et transforment le monde » (66). Chaque route, poursuit-elle, « bifurque vers une nouvelle vie, une œuvre de plus à découvrir » (70). Pour Valérie Lefebvre-Faucher, le portrait de Marx , représenté seul dans son cadre, est en réalité « le nom de toute une bande », et notamment de femmes.

On peut situer le livre de Valérie Lefebvre-Faucher – fort bien écrit au demeurant – dans ce courant historiographique des absentes de l’histoire, ou des « hidden from history », et des efforts déployés depuis près d’un demi-siècle par des militantes féministes et par des historiennes pour réévaluer les contributions des femmes dans l’histoire et les « rendre visibles ».

Où sont les femmes? Y en a-t-il d’autres comme nous qui se sont regroupées et qui ont lutté contre leur situation injuste? Ou bien, avant nous le déluge? Ces questions que se posaient les militantes à l’orée de la seconde vague du féminisme devant ce désert de connaissances révélaient en réalité le triste sort dévolu aux contributions des femmes dans l’histoire : leur invisibilisation et la non-transmission de leur mémoire.

De toute évidence, l’intégration des contributions des femmes dans les différents cursus universitaires se fait toujours très lentement à ce jour. Quelques exemples actuels : deux tribunes publiées en France, l’une le 3 octobre 2018 dans Le Monde, suivie d’une autre le 16 octobre suivant dans Libération, écrites pour la première par un groupe d’historiennes, l’autre par une soixantaine de philosophes, dénoncent à renfort de pétitions l’invisibilisation des femmes dans les disciplines de l’histoire et de la philosophie. En témoigne encore, plus près de nous, la parution en 2017 du livre Le bal des absentes, produit par Julie Bélanger et Amélie Paquet, deux professeures de cégep en littérature, et écrit pour pallier la place toujours marginale d’œuvres de femmes dans les bibliographies des professeur.e.s. Des efforts similaires se déploient aussi du côté des « encore plus » oubliées de l’histoire, notamment les femmes racisées, invisibilisées, « gommées des mobilisations féministes par les femmes blanches et effacées du combat antiraciste par des hommes noirs », comme l’écrit en 2020 Audrey Célestine dans Des vies de combat : femmes, noires et libres.

Le livre de Valérie Lefebvre-Faucher témoigne, lui aussi, du fait que chaque génération de femmes, tel Sisyphe, semble devoir refaire encore inlassablement le même chemin, le même travail de dépistage, à la recherche des femmes et des féministes dans l’histoire. Son livre est une belle invitation à fouiller encore plus avant ce monde fascinant des oubliées du socialisme puisque, de toute évidence, l’histoire ne semble toujours pas les y inscrire à la hauteur de leur contribution et retenir leur mémoire.

Louise Toupin

Enseignante retraitée de l’Université

du Québec à Montréal, chercheuse

indépendante et auteure


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2021v88.0015.