Labour / Le Travail
Issue 89 (2022)

Reviews / Comptes rendus

Serge Bouchard et Mark Fortier, Du diesel dans les veines, la saga des camionneurs du Nord (Montréal: Lux Éditeur, 2021)

La voix et les écrits de Serge Bouchard résonnent encore dans la mémoire des Québécois. Récipiendaire de deux prix littéraires du Gouverneur général – pour Les yeux tristes de mon camion en 2017 et le présent ouvrage en 2021 –, Bouchard demeure un éternel curieux tout au long de sa vie. À la fois animateur de radio, essayiste, conférencier et anthropologue, il s’est intéressé à de nombreux sujets dont la culture des peuples autochtones et le travail des camionneurs. Peu avant sa mort en mai 2021, Du diesel dans les veines paraît chez Lux avec l’aide du sociologue et éditeur Mark Fortier. Celui-ci découvre le vieux manuscrit de son ami anthropologue et le réécrit en bonne partie.

Le récit comporte une vingtaine de courts chapitres et une quinzaine de photos, dans lesquels l’univers des camionneurs du nord est dépeint. Entre novembre 1975 et octobre 1976, Serge Bouchard parcourt des milliers de kilomètres aux côtés de truckeurs tout en notant anecdotes, manières de parler, non-dits et divers comportements afin de compléter sa thèse de doctorat en anthropologie. D’abord, c’est la force du camionneur qui retient l’attention : la force devant la solitude qui accompagne cette profession, mais aussi la force mentale de prendre la bonne décision dans les situations dangereuses et devant les longs et épuisants trajets. Bouchard et Fortier mentionnent également les nombreuses difficultés vécues par les camionneurs, dont les imprévus, les bris mécaniques, les accidents, les intempéries, les difficultés du sommeil et la conduite de nuit.

Afin de faire face à ces désagréments, le camionneur doit posséder des qualités bien spécifiques. Une de celles-ci est sans aucun doute l’adaptabilité. Comme le soulignent les auteurs, « un camionneur n’est rien hors de cet univers où il suit ses trajets, poursuit sa destinée. De ce fait brut, indiscutable ressort une vérité, dont on discute beaucoup entre truckeurs : toutes les routes ne se valent pas » (28). Le camionneur doit donc connaître les routes dans les moindres détails, mais il doit aussi noter tous les changements survenus sur celles-ci au fil du temps. Il peut s’agir de travaux en cours qui occasionnent des détours, de nouvelles voies ou de brisures sur la route. La plupart des camionneurs auraient une mémoire explicite pour ces détails importants. Mais attention, le bon camionneur ne doit pas trop penser et il doit garder un bon sens de l’humour agrémenté d’ironie. D’ailleurs, ce comportement semble avoir marqué Serge Bouchard qui n’hésite pas à utiliser cette figure de style par la suite. L’écoute apparaît aussi comme une qualité nécessaire pour le bon camionneur, car il est en mesure d’entendre rapidement toute défectuosité affectant son poids lourd.

Tout compte fait, les auteurs montrent que les camionneurs ne sont pas passifs lorsqu’ils sont au volant de leur véhicule. Au contraire, ils doivent penser, se souvenir et réagir face aux nombreuses situations pouvant survenir lors des voyages. Le camionneur ne fait pas que conduire le camion : « il fonctionne parce que le camionneur le met en mouvement au moyen de l’entente qui s’établit entre lui et l’indéfinissable pouvoir qui habite le moteur et la machine » (191) . Ainsi, le routier doit comprendre les forces et les faiblesses de son camion tout en sachant donner du sien au bon moment. Cette profonde attention permet au camionneur de s’accomplir dans son métier.

Les qualités et les comportements des camionneurs énumérés par les auteurs tout au long du livre montrent que le camionnage est une profession unique en son genre. Le métier de camionneur ne s’apprend pas à l’école. C’est une façon de vivre, de voir le monde. Serge Bouchard et Mark Fortier nous le rappellent tout au long de ce récit. Enfin, il faut souligner l’excellent chapitre sur les truck stops, où il est question de leur importance dans les relations qu’entretiennent les camionneurs entre eux et avec les waitresses. Nous en aurions pris davantage.

Bien que les camionneurs parlent peu, sauf dans les fameux truck stops, Bouchard découvre qu’ils développent un langage intérieur surtout grâce à la solitude, mais aussi à travers la relation qu’ils entretiennent avec leurs camions. Ainsi, lorsque nous prenons le temps, et malgré la croyance populaire, les camionneurs ont beaucoup à dire et dégagent, selon les auteurs, une grande humanité qui, elle, serait en mauvaise position due à l’avancement d’une technologie plutôt froide et sans âme.

Un des objectifs de ce livre était de rendre accessible un travail académique à un plus large public et il faut souligner que c’est bien réussi. Le livre se lit facilement et rapidement puisqu’il a été dégarni de longues phrases alambiquées qu’on retrouve dans les mémoires et les thèses universitaires. Le lecteur a droit à une écriture franche et directe. Il en ressort avec une meilleure compréhension du monde des camionneurs, du moins, ceux des années 1970. Les trois derniers chapitres, qui concluent l’ouvrage, s’avèrent particulièrement riches en analyse, notamment sur la notion de force. Le camionneur doit savoir maîtriser la force générée par le camion, car même si celui-ci est le plus puissant des véhicules, il n’est rien sans un routier en plein contrôle de ses moyens. Nous avons également apprécié la comparaison des mœurs des truckeurs avec certaines pratiques des peuples autochtones qui viennent donner de la profondeur et du sens aux nombreuses particularités des camionneurs. Nous aurions aimé, dans la conclusion, davantage de comparaison avec le monde actuel des routiers. Par exemple, est-ce que les nouvelles technologies permettent aux camionneurs de faire de moins longs trajets? Comment se positionnent les routiers devant les défis des changements climatiques? Est-ce que cet univers de camionneurs existe encore? Nous en savons aussi peu sur la place des femmes dans cette profession. Somme toute, Bouchard et Fortier ont réalisé un ouvrage original sur un métier auquel peu de chercheurs s’intéressent.

Jonathan Duchesne

Université du Québec à Montréal


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2022v89.0022.