Labour / Le Travail
Issue 89 (2022)

Reviews / Comptes rendus

Dominic Dagenais, Grossières indécences : Pratiques et identités homosexuelles à Montréal, 1880–1929 (Montréal-Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2020)

Grossières indécences est la pierre d’assise qui nous manquait pour entamer l’étude approfondie des pratiques et identités homosexuelles à Montréal au tournant du xxe siècle. S’appuyant principalement sur des dossiers de cours (la Cour du Recorder, la Cour des sessions de la paix et la Cour du banc du roi/de la reine) et sur le traitement fait par la presse de ceux-ci, Dominic Dagenais tente dans ce livre de tracer « le contexte social de l’homosexualité à Montréal de 1880 à 1929 » (13). Il s’agit non seulement d’une délimitation temporelle inédite, mais aussi d’une incursion jusqu’alors inégalée dans les archives judiciaires sur le sujet. Dagenais nous propose une analyse en cinq temps lui permettant de couvrir un large éventail de sujets quant à cette histoire encore trop peu étudiée.

Le premier chapitre du livre – et quant à moi le plus fascinant – traite du contexte juridique et policier dans lequel s’inscrit son étude. Dagenais se positionne ici parfaitement dans l’historiographie de la délinquance, ce qui nous permet d’apprécier le rôle de la criminalisation de l’homosexualité sur le développement d’une identité commune centrée autour des pratiques homosexuelles. En commençant par l’apparition de ce nouveau délit qu’est la « grossière indécence » en 1890, il brosse un portrait clair des impacts de la judiciarisation et du déploiement des tactiques policières de piégeage sur le développement des pratiques homosexuelles à Montréal au tournant du xxe siècle. Il fait ici une utilisation particulièrement fluide des sources qui nous permettent d’entrevoir l’ampleur des efforts mis en place par les services de police de Montréal pour judiciariser ces pratiques.

Les deuxième et troisième chapitres portent sur les diverses configurations que prennent les rapports homosexuels retracés dans les archives judiciaires. C’est ici que le livre connaît certaines longueurs. Bien que les exemples provenant des sources offrent un support facilitant notre compréhension de la diversité des pratiques, ou encore de la récurrence de certaines, il s’installe parfois un ralentissement dans le récit lorsque l’énumération d’exemples se fait longue. Leur format étant généralement assez similaire, la répétition se fait sentir. Ce n’est pas pour autant dire que ces chapitres sont sans intérêt, au contraire. En effet, dans le chapitre 2, Dagenais s’intéresse aux raisons qui ont pu pousser les personnes à la recherche de rapports homosexuels à investir certains lieux de la ville. Ce faisant, il nous permet de constater que, bien que le Red Light et les quartiers adjacents aient constitué le cœur de la vie homosexuelle, elle était loin d’être circonscrite à ces endroits. En décloisonnant l’occupation queer de l’espace urbain, Dagenais participe – volontairement ou non – à une réappropriation de la ville par des communautés souvent associées uniquement au Village. Ce chapitre offre aussi des pistes quant aux facteurs ayant favorisé « l’émergence de nouvelles pratiques et la reproduction de différents types de relations homosexuelles » (75), soit le contexte socioéconomique industriel, l’urbanisation rapide et l’émergence d’une culture du divertissement prenant place dans des lieux publics.

Le chapitre 3, quant à lui, explore les particularités des relations hommes-garçons, une configuration des relations homosexuelles qui, bien que surreprésentée dans les archives judiciaires, demeure « un phénomène incontournable de la vie homosexuelle montréalaise du tournant du xxe siècle » (164). Cette analyse permet de faire ressortir le spectre de la « corruption de la jeunesse », un facteur important lors de la condamnation pour crimes de grossières indécences. Bien que l’on puisse entrevoir les ramifications sociales et politiques menant à la victimisation systématique des partenaires plus jeunes, Dagenais ne s’aventure pas dans l’analyse du discours construisant cette dynamique. Il s’agit là d’un sujet que j’aurais souhaité voir approfondi, ne serait-ce que parce que ce spectre de la « corruption de la jeunesse » constitue encore aujourd’hui un argument fréquemment utilisé afin de marginaliser les individus lgbtqia2+. Dans le quatrième chapitre, Dagenais fait l’analyse des clubs sociaux, des cas de sexualité collective et du traitement fait par la presse de ceux-ci. Il tire ici plusieurs constatations fascinantes, notamment l’intérêt particulier porté par la presse aux clubs comprenant un ou plusieurs individus issus des classes moyennes et supérieures ainsi que l’absence parfois totale de couverture des cas comprenant exclusivement des membres de la classe populaire. De plus, dans son analyse du « Club de la Partie Est », Dagenais souligne plusieurs pratiques culturelles participant à la création d’une identité collective. Ce faisant, il met en lumière les fondations d’une communauté se retrouvant autour d’un langage commun, de désirs partagés et d’un sentiment d’appartenance naissant.

Grossières indécences pose des assises claires pour le développement d’une historiographie quant aux pratiques homosexuelles à Montréal au tournant du siècle. Le dépouillement des archives judiciaires est rigoureux et approfondi. Il nous permet d’entrevoir clairement la diversité des pratiques et des regroupements qui s’opèrent autour d’une identité en formation. L’auteur reste toutefois prudent et n’extrapole pas hors des limites de ses sources. Une des forces de Dagenais tient en effet à l’attention constamment réaffirmée qu’il porte aux limites de son étude. De fait, la nature du sujet et des sources disponibles implique d’importants angles morts – on peut penser à la surreprésentation des rapports hommes-garçons dans les sources judiciaires, ou encore l’absence notable de rapports homosexuels féminins –, une réalité assumée par Dagenais sans affecter pour autant la qualité de son analyse. De surcroît, il dédie une section considérable de l’ouvrage – soit la quasi-entièreté du dernier chapitre – à outrepasser ces limites en faisant l’analyse fine de la seule source traitant des réalités lesbiennes connue pour la période à l’étude. En plus de nous permettre d’entrevoir les difficultés auxquelles pouvaient faire face les femmes en quête de rapports affectifs et sexuels homosexuels, le cinquième chapitre du livre présente l’aspect politique et social des relations qui se tissent entre personnes recherchant des relations de nature homosexuelle, mais aussi avec un réseau d’alliés. Bien qu’on y présente ces alliances en termes de valeurs et d’anticonformisme, il est facile d’y voir des parallèles avec les alliances de soutien qui existent aujourd’hui encore entre les membres des communautés lgbtqia2+ et certains individus cisgenres et hétérosexuels. De plus, le lexique de la sexualité homosexuelle que nous présente Dagenais n’est pas sans rappeler les termes et rôles sexuels qu’on retrouve aujourd’hui encore dans les communautés homosexuelles de Montréal. C’est d’ailleurs quant à moi une des forces de Dagenais dans Grossières indécences, soit sa capacité à nous mener, sans effort supplémentaire, à percevoir les liens qui existent entre la communauté homosexuelle naissante de Montréal au tournant du xxe siècle et son itération présente.

Mathilde Michaud

University of Glasgow


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2022v89.0026.