Labour / Le Travail
Issue 88 (2021)

Note de la rédaction

Les pandémies ont une façon singulière d’accentuer les contradictions de classes. La pandémie de grippe de 1918-1919 a exposé au grand jour de flagrantes divisions ethniques, raciales et de classe au Canada : qui a survécu ou est mort, l’expérience vécue de la maladie, et la façon dont les survivants s’en sont tirés sont tous des aspects qui ont été façonnés par l’inégalité économique. Des disparités semblables ont été observées au cours des dix-huit derniers mois, tant à l’échelle mondiale qu’au Canada, car les gens qui vivent dans des logements étroits, dont la santé était déjà hypothéquée par les conditions sociales et dont l’emploi les obligeait à avoir des contacts personnels rapprochés ont été touchés de façon disproportionnée. Pendant ce temps, les plus riches ont réalisé des gains sans précédent, creusant l’écart de richesse à des niveaux jamais vus depuis les barons brigands du xixe siècle. Au Canada, les communautés racialisées et les personnes dispensant les soins dont nous avons besoin durant une pandémie ont été particulièrement touchées et doivent maintenant faire face à une austérité persistante ou même s’aggravant. Si les peuples autochtones n’ont pas connu le même taux de mortalité catastrophique qu’en 1918-1919, cela a beaucoup à voir avec l’activisme autochtone plus récent; des voix anticoloniales ont relaté la longue histoire de prestation inadéquate et inégale de services de santé aux peuples autochtones, réclamant que cette histoire honteuse ne se répète pas.

La pandémie actuelle nous a imposé un coût incommensurable en termes de souffrances et de pertes en vies humaines. Cela a pris une dimension personnelle pour beaucoup d’entre nous qui ont perdu des amis et des membres de leur famille. En décembre 2020, les communautés savantes et socialistes ont perdu une voix brillante, irremplaçable, lorsque Leo Panitch est décédé de la covid-19 dans un hôpital de Toronto. Un article nécrologique et une table ronde présentés plus loin dans ce numéro rendent hommage à la vie et aux contributions de Leo en tant que militant socialiste, universitaire, écrivain et instigateur politique.

L’exposé de Larry Savage examine les écrits sur la démocratie sociale canadienne et le mouvement syndical, une question qui préoccupait également Leo Panitch dans ses recherches sur le Canada, le Royaume-Uni et la politique à travers le monde. Nos articles dans ce numéro soulignent l’importance d’explorer toutes les formes de travail et d’organisation à mesure qu’elles se transforment à l’époque contemporaine. Les deux plaident en faveur de méthodes de recherche – qu’il s’agisse de sonder les travailleurs ou de scruter l’action des participants – qui partent des points de vue et des expériences des travailleurs. Benjamin Anderson se penche sur les brasseries artisanales modernes, perçant le mythe selon lequel ce travail est une forme de récompense du labeur « artisanal », tandis qu’Ian MacDonald et Manek Kolhatkar s’intéressent au travail et à l’organisation des « professionnels en situation précaire » dans le domaine de l’archéologie.

La pandémie a mis en relief l’importance du projet intellectuel de la revue : analyser le travail sous toutes ses formes, rémunérées et non rémunérées, à travers l’histoire et à l’ère contemporaine, en jetant un regard critique sur les relations sociales de classe, de genre, de « race » et de colonialisme, une entreprise d’une prescience notable. Nous avons toujours revendiqué un vaste mandat favorisant une vision critique de la société, allant du plus haut niveau de la structure économique jusqu’aux expériences quotidiennes les plus intimes de la vie ouvrière. Aujourd’hui, alors que nous sommes confrontés à une planète en feu dans un contexte d’inégalités économiques croissantes, nos voix dans le domaine de la recherche sont plus que jamais nécessaires.

Au fur et à mesure que la pandémie progressait, les médias grand public ont débattu de plusieurs « découvertes » présentes depuis longtemps dans l’histoire du travail et les études sur le travail : les femmes qui travaillent ont besoin de services de garde d’enfants, le travail de soignant/e est honteusement sous-évalué et le régime de prestations de chômage est hautement inadéquat. Pour les personnes qui travaillent dans le secteur de l’enseignement postsecondaire, la pandémie a accéléré un projet de restructuration à plus long terme qui a entraîné des pertes d’emplois et un resserrement de l’emprise idéologique néolibérale sur l’éducation qui valorise « l’impulsion du marché » au détriment de l’éducation critique en sciences humaines et sociales.

L’exemple scandaleux de l’Université Laurentienne est particulièrement alarmant. La mauvaise gestion et le manque de transparence ont conduit l’université à se déclarer insolvable – une première dans l’histoire du Canada – en invoquant la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, une législation fédérale qui permet aux entreprises de nier aux travailleurs les avantages, les pensions et les indemnités de départ qu’ils avaient négociés. Les subventions de recherche, les fonds de bourses, les dons privés, et même certaines caisses de retraite avaient déjà été mises au pilori par l’administration. Quelque 65 programmes ont été supprimés, 200 professeurs et employés ont été licenciés et, évidemment, les conventions collectives ont été abrogées. Le programme d’études sur le travail a été éliminé par une administration myope et impitoyable, peu intéressée par les sciences humaines et sociales.

Nous déplorons la perte de ce programme, mais sa disparition s’inscrit dans une problématique sociale plus vaste et à plus long terme au Canada et ailleurs, alors que les États-Unis et l’Australie sont confrontés à des pertes d’emplois et à des compressions salariales similaires sous le couvert de la « crise » causée par la pandémie. Comme l’a souligné l’ancien professeur d’études du travail à l’Université Laurentienne, John Peters, dans The Bullet, la situation de l’Université Laurentienne traduit bien l’abandon intentionnel de la prestation de « services publics » – de plus en plus dépouillés – par des gouvernements qui, du même coup, tendent une main généreuse au secteur privé. Témoignant du « virus de l’inégalité » plus répandu, voire planétaire, qui affecte les services publics, cette tendance reflète également le sous-financement de longue date de l’enseignement postsecondaire et une université de plus en plus corporatisée, poussée au Canada par la concurrence au niveau des frais de scolarité (notamment les frais de scolarité exigés des étudiants étrangers) ainsi que la hausse des coûts administratifs et des pressions commerciales. Des changements radicaux, y compris le financement des services publics et la gratuité des cours, ont été appuyés par certains syndicats – un objectif politique ambitieux. L’Université Laurentienne est le proverbial canari dans la mine de charbon : un avertissement grave mais qui révèle les conditions malsaines dans lesquelles se trouvent les travailleurs et la société1.

Au milieu de ces mauvaises nouvelles, nous avons néanmoins une annonce plus réjouissante à faire. Kirk Niergarth a été accueilli au sein de l’équipe éditoriale à titre de corédacteur de Labour/Le Travail. Joan Sangster quittera son poste de corédactrice au cours des prochains mois et le transfert des tâches devrait être complété d’ici le printemps 2022. Kirk est un éminent spécialiste de l’histoire de la classe ouvrière, de la culture et de la politique canadienne, et ses nombreuses publications ont traité de l’art et des classes, du tourisme politique et de la gauche canadienne. La rédaction l’accueille avec enthousiasme.

Joan Sangster et Charles Smith


1. John Peters, « Shock Therapy: Public Funding and the Crisis at Laurentian University», The Bullet, 20 février 2020, https://socialistproject.ca/2021/02/shock-therapy-public-funding-laurentian-university/; David Leadbeater, « Laurentian University Insolvency Reflects a Structural Crisis in Ontario’s Neoliberal University System », The Bullet, 2 juillet 2021, https://socialistproject.ca/2021/07/laurentian-university-insolvency-structural-crisis-ontario-neoliberal/; Rueben Roth, « Subjects of the New Corporate University: The Sabotage of Laurentian University », The Bullet, 5 mai 2021, https://socialistproject.ca/2021/05/subjects-of-the-new-corporate-university/.


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2021v88.0030.