Labour / Le Travail
Issue 93 (2024)

Reviews / Comptes rendus

Daniel Thibault et Isabelle Pelletier, Désobéir : le choix de Chantale Daigle, série télévisée, série originale (Crave, Sophie Lorain, Alexis Durant-Brault et Antonelle Cozzoline, 2023)

La série Désobéir : le choix de Chantale Daigle (mars 2023) est réalisée par Alexis Durand-Brault et produite par Sophie Lorain, Alexis Durant-Brault et Antonello Cozzolino. En six épisodes d’une quarantaine de minutes, les scénaristes Daniel Thibault et Isabelle Pelletier nous plongent au cœur de l’affaire Tremblay c. Daigle qui a ébranlé les tribunaux québécois et canadiens à l’été 1989. Elle met en scène Éléonore Loiselle et Antoine Pilon dans les rôles de Chantale Daigle et Jean-Guy Tremblay.

L’affaire Tremblay c. Daigle est un litige de droit civil : invoquant la personnalité juridique du fœtus, Jean-Guy Tremblay obtient une injonction interlocutoire le 7 juillet 1989 pour forcer son ex-conjointe à poursuivre sa grossesse. Cette injonction devient permanente à la suite du jugement Viens du 17 juillet 1989 et est maintenue par la Cour d’appel. Alors la seule femme au Canada à ne pas avoir le droit d’avorter, Chantale Daigle se rend clandestinement aux États-Unis pour obtenir un avortement tardif (22 semaines) alors que la bataille judiciaire se poursuit en Cour suprême. Elle gagne finalement sa cause en août 1989. Après le jugement de 1988 (Morgentaler c. la Reine), décriminalisant l’avortement au Canada, le jugement Tremblay c. Daigle statue que le fœtus n’a pas de personnalité juridique, solidifiant le droit des Canadiennes à l’avortement. Cette histoire plus grande que nature enflamme l’univers médiatique québécois le temps d’un été.

La série télévisée porte à l’écran cette bataille judiciaire. Deux trames narratives s’entrecroisent : l’une retrace la rencontre et la relation de Chantale Daigle et Jean-Guy Tremblay (1988) et l’autre s’attarde sur les procès. (1989) Le premier épisode s’ouvre sur cette fameuse citation de Simone de Beauvoir : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant ». La série débute et se termine sur une scène de la famille Daigle décorant un sapin de Noël au début de décembre 1989 – après la victoire de Daigle en Cours suprême. Les festivités sont interrompues par un reportage télévisé sur le féminicide de Polytechnique. Chantale appelle Andrée Côté et Ginette Bastien (militantes féministes) et leur demande si sa cause a pu être le déclencheur de cette attaque. Bastien lui répond que les femmes n’ont pas d’autre choix que de continuer à se battre. La série se termine sur cette réplique coup de poing de Daigle : « Oui mais… C’est tu ça qui nous attend toute notre vie ? »

Le propos est clair, presque didactique : les attaques contre le droit à l’avortement et l’attentat de Polytechnique sont liés par le ressac antiféministe qui marque la fin des années 1980 et les années 1990. Cette série est ainsi éminemment ancrée dans une lecture féministe des événements, mettant en lumière le droit des femmes à disposer de leur corps et les attaques contre celui-ci. Sortie moins d’un an après le renversement de l’arrêt Roe v. Wade aux États-Unis, la production insiste sur la fragilité des droits des femmes en général et du droit à l’avortement en particulier, le passé faisant écho au présent.

Le premier épisode de la série dépeint la rencontre entre Chantale et Jean-Guy. C’est la lune de miel et rien ne laisse présager que Jean-Guy est un manipulateur narcissique. Au fur et à mesure que la série avance, on voit la relation se détériorer et les comportements de Tremblay devenir de plus en plus violents. Il est contrôlant et jaloux, la violence physique côtoie la violence psychologique et verbale. Après chaque éruption, il s’excuse et fait valoir l’amour qu’il porte à « sa » Chantale. On comprend que ce qu’il cherche est surtout le contrôle à tout prix. Lorsqu’elle s’éloigne de lui, il la menace de « finir dans Allô Police », une revue sensationnaliste couvrant les actualités criminelles. Sa violence est de plus en plus explosive, particulièrement lorsqu’il la soupçonne de s’être fait avorter malgré l’injonction, preuve ultime qu’il a perdu le contrôle sur elle. Sans montrer de scène de passage à tabac spectaculaire, la violence conjugale est abordée dans toute sa banalité, au quotidien. La série illustre ainsi le concept de continuum des violences développé par Liz Kelly.

Lorsqu’elle quitte Jean-Guy Tremblay, la grossesse de Chantale Daigle est déjà passablement avancée (17 semaines). Elle doit être référée à Sherbrooke, où se trouve alors le seul Hôpital à offrir des avortements tardifs. Durant les années 1980, l’accès aux avortements au-delà de 12 semaines de grossesse se raréfie au Québec, avec une quasi-disparition des services pour les interventions de plus de 16 semaines. À cause des injonctions et des délais judiciaires, Chantale Daigle dépasse le cap des 20 semaines de grossesse : l’avortement au Québec n’est alors plus possible. Daigle contacte des militantes féministes qui organiseront son avortement illégal dans une clinique de Boston. (épisodes 5 et 6) La mise à l’écran de ce voyage aux États-Unis suit scrupuleusement le récit qu’en fait Louise Desmarais. (La bataille de l’avortement, 2016)

Cependant, un point faible de la série demeure la manière dont la mobilisation féministe entourant l’affaire Daigle est dépeinte. En effet, on comprend mal qui sont les féministes qui organisent la lutte et quel est l’objectif de cette lutte. Si les noms de certaines organisations sont mentionnés – la Coalition québécoise pour le droit à l’avortement libre et gratuit (cqdalg) et le Centre de santé des femmes de Montréal (csfm) – leur rôle n’est pas défini. C’est alors la cqdalg, dont la porte-parole est Andrée Côté, qui appelle les militantes de la province à participer à une cellule de crise dont l’objectif est de mobiliser les Québécoises lors d’une grande manifestation à Montréal – montré dans la série, mais de manière désincarnée. Elles signent également un manifeste et réagissent en conférence de presse aux procès. La série donne toutefois l’impression que les féministes agissent en vase clos, que leurs actions sont complètement dissociées des procès. Le « commando » qui emmènera Daigle à Boston est organisé par des travailleuses du csfm – qui a un historique de pratique d’avortements illégaux et de référence aux cliniques américaines. La série ne permet toutefois pas de saisir ces racines, ni pourquoi ce sont ces militantes qui organisent l’avortement de Daigle. Bref, la série s’inscrit dans un courant historiographique qui a tendance à dissocier l’histoire des mobilisations féministes pour l’avortement (souvent invisibilisées) des luttes judiciaires.

La série restitue toutefois très bien les plaidoyers avancés par les avocats de Tremblay et montre l’importance du mouvement anti-choix dans cette cause. On comprend que Tremblay est instrumentalisé par ce mouvement, dont l’objectif est la recriminalisation de l’avortement en s’appuyant sur des tentatives semblables de faire valoir la personnalité juridique du fœtus aux États-Unis et en Ontario (avec le procès de Barbara Dodd). Bien que ce ne soit pas abordé par la série, cette offensive anti-choix s’inscrit aussi dans la continuité de poursuites intentées contre des médecins et des clsc en 1986 – dont l’une ayant pour tête d’affiche le boxeur Reggie Chartrand.

Enfin, Désobéir : le choix de Chantale Daigle est une excellente série dont le propos historique est bien servi par une mise en récit féministe. Elle s’adresse aux amateurs de causes judiciaires, mais présente quand même plusieurs acteurs sociopolitiques – les groupes féministes et anti-choix, notamment – bien qu’elle ne permette pas de saisir dans toute leur complexité les dynamiques sociohistoriques qui sous-tendent ces procès.

Marie-Laurence Raby

Université Laval


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2024v93.017.