Labour / Le Travail
Issue 93 (2024)
Reviews / Comptes rendus
Andréane Gagnon, Regards croisés sur la grève d’Amoco à Hawkesbury, une histoire ouvrière de l’Ontario français (Sudbury: Éditions Prise de parole, 2023)
Au cours des années 1970, les revend-ications sociales et linguistiques franco-ontariennes se font de plus en plus entendre. Dans la province voisine, le nationalisme québécois connait un moment fort. C’est dans la continuité de ces mouvances que le syndicat des travailleur.euse.s de l’Amoco Fabrics d’Hawkesbury déclenchent une grève en mai 1980 alors qu’un élan de militantisme mobilise depuis quelques années les classes ouvrières francophones. Long de cinq mois, ce conflit met en évidence les enjeux sociaux, économiques et linguistiques qui opposent la population ouvrière francophone et le patronat anglophone. L’élite locale composée d’une bourgeoisie d’affaires francophone prône le statu quo et la bonne entente entre employé.e.s et employeur. Affrontant les violentes représailles de la compagnie, appuyée par les forces policières, ce combat mobilise la communauté de cette petite « company town » située sur la rive ontarienne de la rivière des Outaouais, à mi-chemin entre Ottawa et Montréal. La grève prend fin en septembre alors que les grévistes et leur syndicat sont confrontés aux coûts élevés des sacrifices exigés par la lutte. Malgré quelques gains, l’indexation salariale, une demande impérative des syndiqué.e.s depuis plusieurs années, leur est refuse. (34)
Bien que récente, cette lutte semble pourtant être disparue de l’histoire et de la mémoire d’Hawkesbury et de l’Ontario français. L’effacement inspira Andréane Gagnon à en faire le sujet de son mémoire de maîtrise en sociologie auquel cet ouvrage fait suite. Regards croisés sur la grève d’Amoco à Hawkesbury présente comment l’intervention de « trois intellectuels, témoins ou participants de l’évènement » se comprend grâce à un chevauchement de la question sociale et nationale (13). Son étude puise à la fois dans l’historiographie syndicale, des luttes linguistiques en Ontario français et du nationalisme afin d’inscrire le conflit ouvrier de 1980 dans un contexte politique et socio-économique plus large. Au début de ses recherches, l’autrice dut également faire face à une quasi-absence d’études sur Hawkesbury, exception faite d’Histoire des comtés unis de Prescott et de Russell de Lucien Brault (1965) ainsi qu’une enquête sur la grève de 1980 menée par quatre chercheur.euse.s, professeur.e.s de l’Université d’Ottawa. (1986)
De prime abord, Regards croisés dépeint avec précision le contexte sociohistorique dans lequel se déroule le conflit à l’Amoco Fabrics. La section subséquente sur les débats politiques, linguistiques et intellectuels illustre la frontière poreuse entre résistances sociales, syndicales et nationalistes qui connaissent une importante période de foisonnement dans les années 1970. La fin de cette décennie et le début de la suivante sont marqués par un rapprochement entre les associations engagées dans la lutte linguistique et le mouvement ouvrier qui ne se fait pas sans certains désaccords internes qui transparaissent durant la grève de 1980. (22-23) À l’aide d’une approche sociohistorique et ethnosociologique inductive, Gagnon présente les évènements entourant la grève d’Hawkesbury à travers les récits de trois acteurs ayant activement participé à la mobilisation : Jean Marc Dalpé, poète, dramaturge, écrivain et comédien ; Serge Denis, politologue et l’un des chercheurs derrière l’étude de 1986 ; puis Richard Hudon, animateur social. En plus de réaliser des entrevues avec ces derniers, l’autrice s’appuie sur leurs publications ainsi que sur de nombreuses archives pour mieux contextualiser leurs propos et y ajouter ses propres observations. (56)
La synthèse analytique qui suit permet d’identifier certaines visions communes chez les trois acteurs, mais aussi leur sentiment d’appartenance à la communauté engagée dans la lutte et la nécessité du travail collaboratif plutôt qu’à l’effort individuel. Néanmoins, c’est surtout l’échec de créer un mouvement rassemblant la question identitaire et sociale à plus long terme qui retient l’attention de Gagnon grâce à cette réflexion (132). Ce chapitre révèle la transformation profonde de ces enjeux après cette période qui est également marquée par une mutation au sein du militantisme de la minorité linguistique. Avec la montée du néolibéralisme, un rapport conflictuel face au nationalisme, surtout québécois, et une judiciarisation des luttes linguistiques franco-ontariennes, le climat devient de plus en plus hostile aux idéaux guidant les acteurs lors de la grève. Dès lors, la convergence entre social et national décrite par ces derniers n’existe plus, bien qu’elle demeure centrale à leur propre analyse des évènements et à leur motivation derrière leur implication.
Cette recherche étonne par un silence notable : celui des grévistes. D’emblée, Gagnon présente ses tentatives infructueuses d’interviewer des travailleur.euse.s ayant pris part au conflit ouvrier de 1980, plus spécifiquement les membres de l’exécutif syndical. Or, peu est dit au sujet de cet obstacle majeur. Des pistes de réflexion auraient pu être présentées pour mieux saisir le refus de participer des principaux intéressés, comme c’est le cas pour l’effacement mémoriel que l’autrice lie à la disparition progressive des populations ouvrières et le recul des revendications contre le capitalisme et une vision négative du nationalisme (133-134). Malgré ce silence des voix ouvrières, il faut souligner que l’autrice réussit à mettre en premier plan les relations de classes entre les employé.e.s, le patronat étranger ainsi que le pouvoir politique et économique local. Cette recherche évoque aussi les rapprochements et les différends entre les trois acteurs interviewés, appartenant à certaines sphères intellectuelles militantes, et une population ouvrière avec un faible niveau d’éducation, marginalisée aussi bien sur le plan économique, institutionnel que politique. La participation des trois acteurs tout comme les liens qu’ils ont tissés avec les travailleur.euse.s et leur communauté permettent de mieux saisir les motivations et idéaux derrière les actions qui les ont unis lors des cinq mois de lutte.
L’étude de Gagnon dépasse largement la grève qui fait figure de « microcosme de toute la conjoncture sociohistorique dans laquelle elle s’inscrit » (12). En raison de ce choix, l’évènement éponyme tend à se perdre à travers la démonstration des différents enjeux socio-économiques, culturels et linguistiques qui transparaissent. La présentation des chevauchements de différentes luttes lors de la grève de 1980 rend parfois difficile à bien saisir la chronologie de cette dernière, les demandes des employé.e.s et leurs conditions à l’usine avant l’arrêt de travail. Il faut alors se tourner vers l’étude de 1986 pour mieux les saisir. Également, il est quelque peu surprenant que cette étude qui touche à l’industrie du textile aborde peu la place des travailleuses ou des rapports de genre visibles durant le conflit. Notons tout de même la mention de la précarité accrue des femmes (31) et leur faible syndicalisation (88), mais sans plus de précisions. Une réflexion sur cette situation et sur les lacunes ou les angles morts, notamment liés au fait de solliciter trois intervenants masculins, aurait pu éclairer davantage l’absence ou l’omission d’un militantisme féminin au sein de la population. De plus, la forte solidarité qui unit cette petite ville industrielle soulève plusieurs nouvelles interrogations sur le rôle de la famille dans l’activisme de la communauté ouvrière francophone, un sujet qui n’est pas abordé.
Somme toute, le travail accompli par Gagnon dans Regards croisés permet de découvrir un moment marquant et pourtant méconnu de l’activisme syndical franco-ontarien. Cela dit, la force principale de l’ouvrage se trouve dans les liens établis entre ce conflit local, de prime abord syndical, et les combats linguistiques et sociaux qui sont menés à l’échelle provinciale, voire du pays. Grâce aux témoignages recueillis et à l’analyse d’un vaste corpus de documents historiques, cette étude met en lumière des réseaux d’influences et d’échanges qui se dessinent entre intellectuels, syndiqué.e.s et une population marginalisée. Ceux-ci ouvrent la porte à de nouvelles réflexions sur les aspirations partagées entre le militantisme syndical, social, politique et les revendications linguistiques en Ontario français et, plus généralement, chez les communautés francophones hors Québec.
Kathleen Durocher
Université du Québec à Montréal
DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2024v93.018.
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