Labour / Le Travail
Issue 93 (2024)

Reviews / Comptes rendus

Mara Montanaro, Théories féministes voyageuses. Internationalisme et coalitions depuis les luttes latino-américaines (Montréal: Éditions de la rue Dorion, 2022) 

Avec Théories féministes voyageuses, la philosophe Mara Montanaro éclaire les contributions des féminismes latino-américains dans les résistances et les soulèvements contre la violence capitaliste et ses expressions extractivistes. Cet ouvrage est un condensé de philosophie féministe qui examine les filiations théoriques et pratiques qui ont nourri l’élaboration des féminismes décoloniaux latino-américains des dernières décennies. S’appuyant sur la notion de théorie voyageuse d’Edward Saïd pour proposer celle des théories féministes voyageuses, Montanaro accorde une importance primaire à la circulation des idées à l’échelle transnationale, ainsi qu’à la traduction politique et aux glissements conceptuels de ces dernières lors de leurs déplacements au sein de la cartographie globale des féminismes. 

En adoptant la pratique du positionnement ou du savoir situé, l’autrice propose, d’une part, une révision des temporalités classiques en philosophie féministe. Son approche, argue-t-elle, rend visibles les ruptures d’une histoire cumulative « à travers le repérage des discontinuités. » (21) À ce titre, une discontinuité importante que Montanaro met en lumière dans son ouvrage est celle de la grève féministe, qui révèle toutes les formes de travail et de précarités invisibilisées par le capitalisme. D’autre part, la philosophe entend démontrer que le féminisme latino-américain « est en train de construire un véritable mouvement commun [...] qui lutte contre la violence systémique du patriarcat à la fois capitaliste, racial et colonial sur les femmes et sur tous les corps féminins et dissidents. » (33) Un mouvement intersectionnel et transversal, donc, qui puise sa force et son amplitude dans la condition de précarité partagée par les corps impliqués dans sa mise en œuvre.  

Le premier chapitre soulève le questionnement suivant : est-il envisage­able de mobiliser un Nous, les femmes, comme sujet politique, mais aussi comme un appel à la révolte, dans une perspective féministe décoloniale? En effet, ce « nous » a tendance à se coller à une vision eurocentrique et coloniale d’une oppression commune et homogène des femmes et à une essentialisation de leurs identités. Or, pour Montanaro, le Nous, les femmes demeure le sujet, mouvant et en reconstruction, des luttes féministes. En recourant entre autres aux analyses de Riley, Collin, Butler, Wittig et Spivak, l’autrice propose de l’envisager dans toutes ses tensions et ses paradoxes, de le voir comme un « espace pluriel et conflictuel qui ne doit comporter aucun dogmatisme ou représentation préalable. » (41) De fait, décoloniser le Nous, les femmes est une posture exigeante, mais nécessaire, possible dès lors que l’on s’emploie à considérer ce sujet politique non pas comme une identité unitaire et totalisante, mais comme une construction historique mouvante sans cesse reproduite.

Le second chapitre historicise l’expérience du courant féministe marxiste italien des années 1970 (appelé dans l’ouvrage « le féminisme marxiste de la rupture ») afin d’en tisser les accointances théoriques avec les mouvements féministes actuels. De fait, Montanaro révèle, à travers les écrits des pionnières du féminisme marxiste – dont Dalla Costa, James et Federici –, comment les luttes et les analyses de ce courant s’actualisent dans l’ancrage géopolitique latino-américain. Le féminisme marxiste et sa revendication d’un salaire pour le travail ménager ont rendu visible la sphère de la reproduction, c’est-à-dire l’ensemble des activités qui permettent de maintenir la vie, dans la mécanique de l’accumulation capitaliste, tout en démontrant la dépendance de cette dernière envers le travail reproductif, par ailleurs non socialement reconnu, impayé (ou sous-payé), et caractérisé par sa féminisation. Ainsi, c’est une véritable redéfinition et pluralisation du concept de « classe » que le mouvement pour le salaire ménager a opéré. Montanaro démontre avec grande acuité à travers l’analyse des discours de militantes latino-américaines que ces dernières utilisent cet héritage comme point de départ pour « problématiser, redéfinir et élargir ce que l’on entend par “travail” à l’heure actuelle, » (119) particulièrement par le biais de la notion de grève féministe. On pourrait alors reprocher à ce chapitre de ne pas achever sa démonstration, en ne s’attardant pas en profondeur à des exemples concrets de grèves féministes déployées dans les dernières années. 

La place du territoire dans le discours féministe sur la reproduction et dans les luttes actuelles en Amérique latine est à l’avant-plan du troisième et dernier chapitre. De fait, la généalogie précédemment déployée permet à Montanaro de dessiner les contours de la notion de corps-territoire, qui postule un rapport inextricable entre un corps et le territoire « qui l’entoure et le fait vivre. » (171) Ce corps-territoire est théor­isé comme une « idée-force » ayant spécifiquement émergé des féminismes décoloniaux et autochtones/indigènes, mais aussi comme une méthode de lutte « qui permet de vivre et d’expérimenter un rapport différent au corps » (157). Théories féministes voyageuses nous amène ainsi à la rencontre de groupes de femmes partout sur le continent (entre autres au Guatemala et en Bolivie) qui défendent les territoires, les cours d’eau et la santé des populations, mais aussi leur intégrité face aux violences patriarcales perpétrées par leurs propres communautés. L’autrice brosse entre autres un portrait particulièrement convaincant des luttes que ces mouve­ments féministes communautaires mènent de front contre l’extractivisme dans la région en mobilisant le corps-territoire comme ancrage théorique et comme méthode de résistance. Ce faisant, ces derniers font entendre que les violences extractivistes contre les territoires relèvent de la même logique, du même système, que les violences perpétrées contre les corps féminisés.

Résolument militant, intersectionnel et attentif à la parole et à l’expérience des principales concernées, Théories féministes voyageuses déploie une philosophie féministe qui invite à l’action et à tourner le regard vers l’avenir des luttes transnationales contre les violences systémiques à l’égard des femmes. L’ouvrage s’avère également une contribution intéressante au champ de l’histoire des féminismes transnationaux.

Frédérique Montreuil

Université du Québec à Montréal


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2024v93.021.