Labour / Le Travail
Issue 93 (2024)

Reviews / Comptes rendus

Lise Vogel, Le marxisme et l’oppression des femmes. Vers une théorie unitaire (Paris: Éditions sociales, 2022)

Quatre décennies après sa parution initiale, voici enfin la traduction française d’une œuvre majeure du répertoire marxiste féministe, Marxism and the Oppression of Women. Toward a Unitary Theory (Rutgers University Press, 1983), aux Éditions sociales de Paris.

L’initiative de cette traduction semble se situer, comme il est écrit en introduction, dans la foulée de l’élan impulsé par celle des œuvres de Silvia Federici (Entremonde, 2014 ; Éditions iXe, 2016), ce qui donnait en quelque sorte le coup d’envoi à la traduction d’autres ouvrages marxistes féministes inspirés des mêmes thèmes et regroupés désormais sous l’appellation de « théorie de la reproduction sociale. » (Tithi Bhattacharya [dir.], 2017 ; 2020]

Lise Vogel estime maintenant que son livre demeure « un produit des années 1970 » et que sa « théorie unitaire » semblait, déjà en 1983, « at the very least, seriously out of step », comme elle l’exprime dans Woman Questions en 1995. Le livre se trouvait en effet à arriver à la fin du cycle des années chaudes du féminisme des années 1970, et à un moment où le marxisme et son « récit émancipatoire » se voyaient déclassés. Or le livre de Lise Vogel se situant justement dans ce cadre théorique, il connut de ce fait un retentissement modéré.

Nous sommes aujourd’hui dans un tout autre contexte, alors que le marxisme regagne en popularité à la faveur d’un renouveau des luttes sociales, et que de nouvelles modalités de rapports de classe, de « race » et de genre nord/sud appellent à ce retour à Marx.

Lise Vogel est une sociologue et une professeure étatsunienne, docteure en histoire de l’art (1968) et en sociologie (1981), et ex-militante des droits civils et du mouvement des femmes naissant à Boston (Bread and Roses). Sa thèse de doctorat en sociologie inspirera son essai Le marxisme et l’oppression des femmes, qu’elle présente comme suit : « un cadre théorique qui permet de penser le phénomène de l’oppression des femmes en termes de reproduction sociale » (238). En se fondant sur la prémisse que la perspective marxiste offre cette possibilité, mise de côté trop vite selon elle par les féministes et des théoriciennes socialistes, elle mobilise la notion de reproduction de la force de travail. C’est par une véritable exégèse de la tradition de pensée socialiste qu’elle entend nous le démontrer.

Après une remarquable mise en contexte introductive d’Aurore Koechlin (auteure de La révolution féministe, 2019), le livre fait un retour, en première partie, sur les débats de la décennie 1970 menés « au nom du féminisme socialiste. » (53). Les Chapitres 1 et 2 offrent une passionnante et lumineuse synthèse de dix ans d’efforts pour développer une perspective théorique féministe socialiste, à partir du travail effectué dans la sphère familiale.

Parmi les œuvres analysées, mentionnons celle de Mariarosa Dalla Costa (1972), qui sera la cheville ouvrière du mouvement Wages for Housework (Toupin 2014 ; 2018). Dalla Costa y esquissait déjà une théorie « unitaire », ante litteram pourrions-nous dire, qui reliait le travail non rémunéré des femmes dans les familles au fonctionnement du mode de production capitaliste. Elle avançait, à l’encontre des marxistes, que le travail domestique gratuit est bel et bien « productif », au sens qu’il produit « cette marchandise spéciale » qu’est la force de travail des individus. Ce travail – non salarié, extorqué, généralement assigné aux femmes – est générateur de valeur, de profit, et donc d’exploitation. Cette avancée théorique déclencha, durant la décennie 1970, ce qu’on appela le Domestic Labour Debate. Selon Vogel, l’établissement d’une théorie matérialiste de l’oppression des femmes n’aurait pu être mené à terme à l’issue de ce débat, les participant.e.s restant « enfermés dans certaines limites [non] clairement identifiées. » (70)

L’oppression des femmes relève-t-elle de deux systèmes séparés et autonomes, le patriarcat et le capitalisme? Ou du même système patriarcalo-capitaliste? Ces questions furent longuement débattues et semblaient souvent ne pas tenir compte des oppressions raciales et nationales, ou les considérer « comparables », ce que leurs sœurs racisées n’ont pas manqué de leur reprocher.

Conclusion de Vogel : les féministes socialistes ont échoué à développer une perspective unifiée en raison d’une « compréhension insuffisante de la théorie marxiste » (85) alors qu’il aurait suffi, selon elle, de « creuser un peu » les analyses de la reproduction sociale déjà développées dans Le Capital. Ce qui fait l’objet des Chapitres 3, 4 et 5, où Vogel s’emploie à « réexaminer rigoureusement » les textes du mouvement socialiste, en commençant par les travaux de Marx, d’Engels et de Bebel puis, aux Chapitres 6 et 7, ceux de femmes socialistes, dont Eleanor Marx et Clara Zetkin. Une lecture fascinante, systématique et rigoureuse. Dans leurs œuvres, toutefois, la reproduction de la force de travail, au sein de la reproduction sociale dans son ensemble, n’y aurait pas été abordée « de front. » (238)

C’est là l’ambition des Chapitres 9 et 10, où elle revient aux concepts de Marx, notamment ceux de « travail nécessaire », de « force de travail », de sa reproduction, de son renouvellement et de sa valeur, concepts qui auraient jusqu’ici insuffisamment retenu l’attention.

Au tableau – à son avis lacunaire – esquissé dans le Capital, Vogel ajoute une composante absente du « travail nécessaire » à faire pour consommer les marchandises et reproduire la force de travail, soit la « composante domestique ». Autrement dit, « le travail supplémentaire – le travail domestique – [qu’il faut faire] avant de pouvoir les consommer, » (263) travail gratuit généralement assigné aux femmes et effectué hors de la sphère salariée. Marx en serait resté pour sa part à la composante « sociale » du travail nécessaire pour reproduire la force de travail, c’est-à-dire « le travail qui permet l’achat de moyens de subsistance sous la forme de marchandises, » (286) travail salarié généralement accompli par les hommes.

Cette « responsabilité de fournir les moyens matériels d’existence » incombant en priorité aux hommes implique, selon Vogel, « des formes institutionnalisées de domination masculine sur les femmes », héritage « caractérisé comme patriarchal. » (258) Pour elle, l’origine de l’oppression des femmes réside dans leur capacité de porter, de mettre au monde et d’allaiter les enfants, ce qui implique « une diminution de la capacité de travail pendant plusieurs mois […] exigeant que [la femme] soit entretenue pendant la période où sa contribution se trouve diminuée. » (252)

Pour Vogel, la « base matérielle de la subordination des femmes dans la société de classe » réside dans « le fait que les hommes fournissent aux femmes des moyens d’existence durant les périodes où elles portent des enfants, et non dans la division sexuelle du travail en elle-même. » (255)

On peut s’étonner ici de voir apparaître cette explication biologisante courante de l’oppression des femmes. Ne s’agit-il pas, en effet, d’une explication de l’oppression par la biologie, qui fait fi du processus et du rapport social qui engendre cette oppression? Par exemple, le travail domestique gratuit assigné aux femmes dans la société de classe et les rapports de pouvoir inhérents à la relation salariale homme-femme ne se voient-ils pas secondarisés dans cette explication « biologique » de leur oppression? Ne sommes-nous pas ici, finalement, face à une argumentation qui offre comme explication ce qu’il y aurait justement à expliquer, comme dirait Durkheim?

Ce ne sont là que quelques observations qui sont loin de traduire à sa juste valeur la richesse de la remarquable synthèse que constitue le livre de Lise Vogel, synthèse que nous aurions intérêt cependant à lire en parallèle avec celle de Silvia Federici sur le même sujet (voir l’introduction à Le capitalisme patriarcal, 2019). Federici, théoricienne du travail reproductif depuis 50 ans (Federici, 1975), y vulgarise de façon simple et limpide des concepts étudiés par Vogel. On y trouve là aussi une théorie « unitaire » de l’oppression des femmes, une théorie pionnière de la reproduction sociale. Il est heureux que nous ayons enfin accès en français à ces œuvres essentielles du corpus Marxiste féministe.

Louise Toupin

Université du Québec à Montréal


DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2024v93.023.