Labour / Le Travail
Issue 93 (2024)
Reviews / Comptes rendus
Centre d’histoire des régulations sociales (chrs), Déjouer la fatalité : pauvreté, familles, institutions (Cyberexposition, Montréal, 2022)
Adaptée d’une exposition présentée à l’Écomusée du fier monde en 2019, la cyberexposition Déjouer la fatalité : pauvreté, famille et institutions est le résultat d’une collaboration entre les professeur·e·s et étudiant·e·s du Centre d’histoire des régulations sociales. Intéressée par l’histoire de la vulnérabilité, de la marginalité et de la criminalité, l’équipe pluridisciplinaire du chrs propose une synthèse de la prise en charge des plus vulnérables par les institutions québécoises de régulation sociale aux 19e et 20e siècles. Cette cyberexposition, accessible en français et en anglais, s’adresse à un public général. L’intégration d’une bibliographie et de documents d’archives bonifie le contenu et permet aux internautes d’approfondir les sujets abordés dans l’exposition. En ciblant principalement les villes de Montréal et Québec pour la période allant de 1840 à 1930, l’équipe de recherche s’intéresse aux concepts de déviance, de criminalité, de vieillissement, de santé et de travail dans un contexte institutionnel.
L’exposition prend la révolution industrielle du début du 19e siècle comme point de départ. Les conséquences socio-économiques de cette période sur les familles québécoises, particulièrement celles provenant du milieu ouvrier, s’observent dans l’étude de leur vécu et de leur expérience. Cette partie de l’exposition permet alors de mettre la table pour les transformations à venir, comme la montée du mouvement ouvrier et le développement du réseau institutionnel du Québec. Concernant ce dernier point, il faut mentionner la carte du réseau d’institutions de régulation sociale de Montréal couvrant la période allant de 1841 à 1921. En plus de regrouper et de situer ces institutions de prise en charge, cet outil interactif permet d’observer leur évolution et même leur étalement urbain de la seconde moitié du 19e siècle jusqu’au début du 20e siècle.
Par la suite, le corps de l’exposition commence par un survol de la criminalité et de la délinquance juvénile observées au Québec aux 19e et 20e siècles. Il est d’abord question de la répression et surtout de la régulation des activités considérées comme « déviantes ». La marginalisation de ceux et celles s’adonnant au vagabondage ou à la prostitution crée une « petite criminalité » difficilement contrôlable, devant être réprimée et surtout régulée. La montée de la justice sommaire montre, par exemple, la volonté de l’État de réguler efficacement les groupes marginaux. Concernant la répression de la délinquance juvénile, le système de justice adopte une approche que l’on pourrait qualifier de « protectionnelle », c’est-à-dire que le niveau de vulnérabilité du jeune délinquant est au centre des jugements de la cour. Autrefois envoyés en prison, les jeunes sont maintenant placés dans des écoles de réforme ou d’industrie. Afin de traiter adéquatement la délinquance juvénile, le système de justice met en place un tribunal dédié aux enfants.
La prise en charge institutionnelle, à la naissance et au moment de la mort, est un thème qui englobe deux sections de la cyberexposition. Pour la naissance et la maternité, il faut mentionner la réclusion des femmes enceintes célibataires dans des hôpitaux de la Miséricorde jusqu’à leur accouchement et l’expiation de leur péché moral. Les bébés nés « du péché » sont alors baptisés puis placés à la crèche. L’orphelinat dédié aux enfants en difficulté est un autre type d’institution de prise en charge de l’enfance accueillant des enfants « le temps que [leur] famille puisse traverser une période difficile » (Enfance). Ces institutions sont toutefois critiquées par des partisans du mouvement de sauvegarde de l’enfance qui encouragent plutôt l’adoption et le placement en milieu familial. L’institutionnalisation de la vieillesse, quant à elle, s’observe surtout au 20e siècle lorsque des hospices sont fondés pour accueillir la population vieillissante n’ayant pas les moyens de finir leurs jours à la maison. Les conditions de vie dans ces institutions ne sont toutefois pas idéales, et plusieurs craignent d’y entrer. Une pension de vieillesse pour les indigents est, par ailleurs, créée un peu après la crise économique de 1930.
Dans la cyberexposition, l’institutionnalisation de la santé est divisée selon deux sous-thèmes : la maladie et la folie. Jusqu’à la moitié du 19e siècle, les soins de santé sont normalement prodigués à domicile. Les personnes moins nanties se font toutefois soigner aux dispensaires des hôpitaux. Progressivement, les hôpitaux commencent « à vendre des services hospitaliers et médicaux à une clientèle plus fortunée » (Maladie). L’équipe de recherche présente dans cette partie de l’exposition des hôpitaux de la région de Montréal et de Trois-Rivières ainsi que des institutions de prise en charge des personnes ayant un handicap physique. Elle aborde aussi la question de la santé publique, surtout dans un contexte d’immigration. La station de quarantaine de Grosse-Île ainsi que les hôpitaux d’immigration retrouvés près des ports et des gares témoignent de la prise en charge de la population migrante dans le contexte sanitaire de l’époque. À propos du subventionnement des soins de santé, l’équipe de recherche explique comment l’adoption en 1921 de la loi de l’assistance publique « apporte une contribution économique décisive au développement du réseau institutionnel qui caractérise le système d’assistance québécois jusqu’aux années 1960 » (Maladie). La création d’un réseau asilaire vers la fin du 19e siècle pour « traiter » la folie est un autre exemple de la prise en charge de la santé. Ces institutions se spécialisent dans le « traitement » de la folie, mais les chercheur·euse·s arguent que ces établissements sont plutôt des lieux de réclusion. Parallèlement, le traitement de la folie en tant que tel n’est pas approprié. Il y a très peu de consultations médicales et le taux de guérison demeure très bas tout au long de la période.
La cyberexposition se termine par un tour d’horizon du contexte de travail aux 19e et 20e siècles, et spécifiquement du chômage. L’équipe de recherche commence par expliquer comment les travailleurs itinérants et les sans-emploi ne reçoivent pas d’assistance des organismes charitables, les forçant à demander refuge aux postes de police et à la prison. La ville de Montréal met en place des refuges tandis que la ville de Québec « préfère en fait s’en remettre aux institutions religieuses et à la prison commune » (Chômage). Éventuellement, la crise économique de 1930 accentue le problème de chômage et le gouvernement fédéral met en place quelques initiatives comme les camps de travail. La situation de plus en plus critique mène les gouvernements à instaurer des « secours directs » et éventuellement une assurance chômage en 1940.
En outre, l’équipe de recherche s’intéresse à l’impact de la prise en charge des plus vulnérables et spécifiquement à la manière dont cette institutionnalisation a isolé ces individus tout en restreignant leurs libertés. À cet effet, l’équipe constate que « l’histoire de la prise en charge institutionnelle des problèmes sociaux pose de douloureux enjeux de mémoire » (Conclusion). Ce propos est exemplifié par une présentation succincte des orphelins de Duplessis et des pensionnats pour Autochtones. Avec cette cyberexposition, l’équipe de recherche du chrs offre finalement une synthèse détaillée et accessible sur le « développement d’un important réseau d’institutions privées et publiques de prise en charge de la pauvreté, de la maladie et de la déviance » (Accueil). Cette cyberexposition a un grand potentiel pédagogique autant au niveau secondaire qu’au niveau collégial et universitaire. La concision de certaines explications est d’ailleurs compensée par la richesse de la bibliographie et des documents d’archives présentés. L’exposition représente aussi un point de départ important pour toutes les recherches portant sur la société québécoise des 19e et 20e siècles. La présentation des individus ayant fréquenté ces institutions propose enfin un nouvel angle de vue sur l’expérience et le vécu de cette prise en charge des plus vulnérables.
Meggie Sue Cadrin
Université Laval
DOI: https://doi.org/10.52975/llt.2024v93.025.
Copyright © 2024 by the Canadian Committee on Labour History. All rights reserved.
Tous droits réservés, © « le Comité canadien sur l’histoire du travail », 2024.